La Garnie, pays de la vigne et du vin

Notre coteau, incliné vers le couchant, a toujours été un pays de polyculture : un peu d'élevage, du blé pour le pain, des noyers pour l'huile et bien sûr de la vigne pour avoir "son boire". Telles étaient sans doute les cultures de chez nous depuis des siècles.

Toutefois, la vigne eut depuis toujours une place prépondérante dans notre village. Les années de "vins" étaient des années de richesse. Il est vrai que la situation de notre colline à l'abri des gelées printanières, facilita cette culture. Ne sommes-nous pas un des derniers bas pays où la vigne prospère facilement ? Car ce vin de La Garnie, on n'en buvait qu'une partie, on en vendait aux villages de la "hauteur", même jusqu 'en Auvergne.

Il semble bien que cette culture remonte chez nous à des époques ancestrales. Par période, elle s'étendait jusqu'au coteau au-dessus du village ainsi que le plateau du dessous. Pour s'en assurer, il suffit de connaître un peu les noms des parcelles : "le Vignoble", Vignole, la "Vigne du sol", la "Vigne longue", la "Vigne grande", le "Plon" (plan) etc.

Au XIXème siècle, il semble que la vigne fut très développée et que les quantités de vins furent assez importantes. La taille de nos caves et le nombre de foudres que l'on pouvait y loger en est la preuve. Quand mon Grand-Père acheta en 1905 la maison dite de "chez le Prince", il y trouva toute une rangée de ces foudres de 15 hectolitres chacun. A cette époque, les vignes étaient travaillées à bras : piochées au printemps au hoyau et binées durant l 'été. Les ceps étaient plantés à 4 pieds (~1m30) de distance en rangées ou en quinconce.

Ces cépages étaient d'antiques espèces, "vinifera" venus tout droit des vignes apportées par les Grecs et les Romains. On en a perdu les noms chez nous alors qu'ils persistent toujours dans les pays de vignobles. C'était des plants directs, non greffés, ni hybridés, bien adaptés au sol et à la région. Ils étaient pourtant sensibles aux maladies cryptogamiques, donc ils nécessitaient sulfatages et soufrages. Cela faisait paraît-il, un bon vin réputé, qui se vendait bien, qui apportait une certaine aisance aux familles, tout au mois les bonnes années.

Mais toute chose a une fin. Dans les années 1870, la catastrophe arriva sous la forme de ce vilain petit insecte le "phylloxera" qui dévorait les racines de la vigne. Tous les traitements furent inefficaces : pas plus le replantage fréquent, que le sulfatage de fer n'en vinrent à bout. En quelques années les vignes moururent les unes après les autres. D'ailleurs, presque tout le vignoble français périt à cette époque. A La Garnie, il ne resta que quelques arpents qui ne permettaient même pas de faire son "boire". Je crois me rappeler avoir vu encore une petite vigne ancienne au-dessous du Bouix qui restait de ce temps-là.

Mais l'homme est intelligent et rusé, on s'aperçut bientôt que des plants de vigne venus d'Amérique, très vivaces, résistaient au phylloxera et on essaya de les acclimater chez nous. Ce furent ces espèces encore connues de nos jours : les Herbemonts, Othellos, Jaquey, Cuningans et ce fameux Noah qui disait-on faisait un vin si fort qu'il pouvait rendre fou ceux qui en buvaient trop. C'était encore des plants directs qui arrivèrent et s'implantèrent petit à petit dans le pays. Ce fut paraît-il, à la Rougeyrie qu'ils apparurent en premier. Ce qui installa une petite jalousie entre les deux villages. On raconte qu'un vigneron de La Rougeyrie ne voulant donner du plant de ces espèces, brûlait les serments dès la taille pour que personne ne puisse en planter. Mais durant la nuit des malins de La Garnie, lui en volèrent quelques brins pour planter chez eux. La solidarité n'était pas très grande à cette époque, semble-t-il. Enfin grâce à ces plants américains on put replanter dès les années 1880-1890 et le village retrouva une certaine prospérité. Ces cépages faisaient un très bon vin, ils étaient assez vivaces puisqu'il en existe encore dans les vignes d'aujourd'hui. C'était encore des vignes plantées serrées que l'on piochait à la main. Il y en avait beaucoup dans le plateau au-dessus du village. Encore à cette époque on descendait le raisin sur le dos aux vendanges : dans un "dais" (sorte de grand panier que l'on posait sur le cou et les épaules et que l'on retenait d'une main par une poignée). Arrivé à la cave, le porteur escaladait une petite échelle dressée contre la cuve et balançait directement sa charge dans la cuve. Bien sûr, beaucoup avaient un âne qui portait le raisin avec un bât. Enfin, dans les vignes accessibles avec la charrette, on vendangeait dans des comportes de bois comme aujourd'hui encore.

Dans beaucoup de régions, on greffa les anciens cépages français sur des porte-greffes américains résistants au phylloxera. Mais il y eut très peu de greffés chez nous.

Puis au début du XXème siècle, apparurent les hybrides franco-américains. Les premiers, les seibels, étaient déjà si nombreux en variétés que l'on ne leur donna pas de noms seulement des numéros : le numéro 1 dit le "grain pointu", le numéro 2 dit le "bourgeon blanc" etc. Bien vite on arriva à des numéros 1000, le 1020, le 2003, le 4346, et d'autres hybrideurs comme Coudert, Séves-Villard etc. On en est maintenant à des 18000, des 20000.

Ce fut une petite révolution, ces plants sont résistants aux maladies cryptogamiques donc ils nécessitent peu de sulfatage. On en planta un peu partout : toujours dans les coteaux mais aussi sur le plateau au-dessous du village. C'était des vignes espacées de 2 mètres environ souvent étalées sur les fils de fer, donc travaillées avec des attelages de vaches et labourées à la charrue. Qui ne se souvient pas de ces charrues vigneronnes ou autres "brabannettes" ? Ce fut à nouveau la grande période de la vigne chez nous. Avec ces nouveaux plants, ces nouvelles façons de travailler, on obtint des quantités assez importantes de vins. On parlait de quelques caves qui atteignaient les 300 "bastes" (150 hectolitres) les bonnes années. Bien entendu, la recherche du rendement n'améliora pas la qualité mais ce vin se vendait bien et représentait un bon revenu pour notre village.

Ce bon petit vin de table de très faible degré, était apprécié et l'est encore des amateurs. A l'occasion du repas de la saint Roch on en a dégusté il n'y a pas si longtemps. Je me souviens de ces attelages, venus du Haut-Pays, charrettes légères portant un tonneau allongé, épousant la forme de la charrette. Ils arrivaient au crépuscule après avoir goûté le précieux breuvage, on remplissait le tonneau. Puis tout en devisant et en cassant la croûte, on attendait le milieu de la nuit pour entreprendre le retour. Car, souvent, on ne prenait pas de congés pour ce transport et dans la deuxième moitié de la nuit on ne risquait pas de rencontrer les gendarmes ni les "rats de cave". Quelques fois, le chargement était trop lourd et l'on devait faire renfort jusqu'au sommet de la colline. Combien de fois, réveillé en pleine nuit, ai-je entendu le cliquetis de ces charrettes qui gravissaient le chemin du Peuch. Bien sûr les grosses quantités s'écoulèrent bientôt par des camions ou des marchands de vins venant avec de grosses demi-muids.

Ce bon petit "piccolo" était et est toujours fait simplement : sans aucune recette moderne. Les raisins cueillis dans des paniers, sont écrasés avec un fouloir à manivelle dans des "comportes", puis vidés dans la cuve. On laisse fermenter une petite semaine et l'on soutire le vin nouveau que l'on met en tonneau. Aucun produit, aucune levure ne sont rajoutés. On pourrait parler de vin biologique. Le jour où l'on fait le vin est une fête. On goûte le vin nouveau et l'on mange un bon morceau. Aujourd'hui cette opération est simple : avec la pompe, le pressoir à clavettes et à "claie", c'est facile. Autrefois, il fallait transporter le précieux liquide de la cuve aux foudres avec tout un jeu de bassin de cuivre et d'entonnoir. Puis pour presser on devait "bâtir" la "trouillée". Les anciens pressoirs directs demandaient de la force et on se mettait quelquefois à deux pour serrer. Dans le village, il existait plusieurs systèmes de pressoirs : pressoirs à deux vis, à leviers etc. Tous ces engins anciens étaient en bois, confectionnés de grosses poutres de chênes et de forts madriers. Peu à peu on les a remplacés par des blocs de ciment armés d'où s'élèvent la vis et son système de serrages.

Après un regain de production du vin pendant la guerre 39-45 peu à peu la vigne a régressé. Il ne reste aujourd'hui que quatre viticulteurs à La Garnie, je crois. Cette culture a été supplantée par la culture du fraisier qui elle aussi disparut. Le monde évolue, la conjoncture change, il faut bien s'adapter.

Il en reste un regret : le vin c'est la joie, la fête ! Il y a toute une poésie, tout un romantisme de la vigne. Le vin, c'est la force, le sang de la terre. Il fallait voir nos anciens, avec quelles précautions, quels soins quasi-religieux, ils taillaient, épampraient, soignaient ce raisin, relevant les tiges, enlevant une feuille pour que la grappe reçoive le plus de soleil. Et ce vin nouveau : on le goûtait, le mirait avec son voisin dès sa sortie de la cuve. Les commentaires allaient bon train : est-il meilleur que l'an dernier ? Et sa couleur ? Son âpreté ? Va-t-il se faire avec les premiers froids ?

Je ne voudrais pas terminer ce petit panorama sur le vin sans évoquer les vins particuliers, si fins et si variés : je veux parler du vin blanc, du vin paillé et autres ratafias.

Le vin paillé serait né à Queyssac et non à La Garnie. Avant la deuxième guerre mondiale, il n'y avait que trois vignerons qui faisaient de ce nectar dans le village. D'ailleurs, ils en faisaient en petites quantités, pour leurs consommations personnelles et pour régaler leurs amis. Ce n'est qu'après 1940 que beaucoup se mirent à en faire. Il était très bon, mais son goût variait suivant les caves : variété de cépages, du terrain. Aujourd'hui, la production achève de disparaître. Il en reste peut-être encore quelques bouteilles au fonds des caves. Mais les amateurs peuvent se rassurer, nos voisins de Chirac en produisent de fort bons.

Autrefois, chaque maison avait sa spécialité : mon père faisait chaque année son petit tonneau de vin blanc. C'était du "vin de grâce". On cueillait de belles grappes de raisins blancs, on les foulait avec un fouloir en bois dans une comporte, puis on le filtrait avant de le mettre dans le tonneau préalablement soufré. Suivant les années, cela faisait un vin blanc doux ou sec mais toujours avec un parfum de terroir particulier.
D'autres, comme ma tante Marie-Louise, faisaient du ratafia. Elle prenait du mou, jus de raisins blancs, auquel elle ajoutait un verre de marc par litre. Après un séjour dans le fût de quelques mois, elle obtenait une sorte de Pineau succulent.

Dans chaque cave, on distillait le marc qui restait au pressoir. Tous les ans, à l'automne, l'alambic se plaçait près du ruisseau ou de l'étang et chacun faisait ses 1000 degrés d'alcool à 50 degrés. Ce qui permettait de préparer toute une variété de liqueurs : cassis, coings, prunelles etc. Quelle richesse et quel régal !

La culture de la vigne reste malgré tout bien ancrée dans notre mémoire. Nous, les vieux, ne restons pas insensibles devant une belle vigne, bien alignée et remplie de beaux raisins. Le vin, cette boisson millénaire, restera toujours synonyme de convivialité, d'amitié, de joie, bref de bonheur.

Pour dire si la vigne reste importante dans la mémoire du village, il n'y a qu'à voir avec quelle constante régularité on met deux grappes de raisins rouges et blancs à la main de saint Roch pour la procession du 16 août.

A consommer avec modération !

Edmond Rougier