Après avoir longtemps vécu de cueillette
et de chasse, l’homme a voulu assurer et améliorer sa subsistance.
Ce fut le départ de l’agriculture et de l’élevage.
Il s’est vite aperçu que la terre était dure et qu’il
lui fallait de la fatigue et de la sueur pour « gratter »
quelques arpents.
De même, il a compris qu’il pourrait trouver de l’énergie
nouvelle en dressant des animaux à son service. Petit à
petit, l’animal domestique est devenu l’indispensable auxiliaire,
aussi bien pour labourer le sol que pour transporter ses récoltes. A La Garnie, comment cela se passait-il ?
Est-ce le cheval qui prédominait dans l’ancien temps ?
Ou bien le bœuf ? Ce que l’on peut dire, c’est que
la population était assez dense et qu’il semble que toutes
les terres étaient cultivées jusqu’au sommet des collines.
Il est vrai que les « Châteaux » possédaient
toutes les terres les plus riches et que presque tous les paysans étaient
métayers ou fermiers, voire simples ouvriers agricoles. Cette situation
perdura jusqu’à la Révolution. Ensuite, les « Châteaux »
et leurs possessions furent vendus aux Biens Nationaux. Du moins c’est
ce qui se passa chez nous pour le Château de Bouix.
Donc, au 19ème siècle, au moins jusque dans
les années 1870, il semble qu’à La Garnie on cultivait
essentiellement la vigne et les noyers. Le nombre des habitants étant
important –on parle de 75 « feux »- les propriétés
étaient de taille très modeste. Toutefois, comme le vin
et les noix se vendaient à bons prix, il fallait peu de surface
pour faire vivre une famille.
Les bons attelages étaient assez rares car peu de fermes possédaient
plus de quatre vaches. En revanche, beaucoup de ces petites exploitations
possédaient un cheval. Pas un cheval de trait, mais un « trotteur ».
Il servait surtout monté pour aller à la Foire ou se déplacer
individuellement. Attelé à un char à bancs –voiture
à seulement deux roues- ou même parfois à une belle
voiture à quatre roues qui constituait un vrai luxe à l’époque,
il permettait le déplacement sans fatigue à plusieurs. Bien
entendu, ce cheval était aussi attelé à des outils
légers comme des herses ou des sarcleuses. De même, on s’en
servit plus tard pour labourer les vignes avec la charrue vigneronne,
quand la culture de la vigne se modernisa.
Les propriétés plus petites se contentaient d’un âne
ou d’un mulet. Ces derniers, grâce au « bât »,
sorte de panier double assujetti sur le dos de l’animal, pouvaient
passer dans les sentiers étroits grimpants dans la colline. Cette
situation des animaux dans le village dura encore longtemps. Ainsi, Henri
Broussole m’a raconté qu’ils n’avaient chez eux
durant son enfance qu’un âne pour transporter leurs récoltes
et rentrer la vendange.
Pendant tout le 19ème siècle il persista de petits paysans
à La Garnie qui n’avaient que ce genre d’attelage.
Quelquefois ils avaient une chèvre et une génisse qu’ils
gardaient trois ans et la revendaient « pleine »,
ce qui leur faisait un petit revenu supplémentaire.
A la fin du 19ème siècle et au début du 20ème,
se développa l’exode rural : les jeunes gens partirent
vers la ville et quelques petites propriétés se vendirent,
ce qui permit à ceux qui restaient de s’agrandir. Beaucoup
de fermes purent posséder quatre vaches et davantage. Il n’y
eut que très peu de paires de bœufs chez nous. On dressa les
vaches les plus solides. Ceci permettait un bon attelage. De plus, ces
vaches faisaient un veau. Pour cet usage on préféra les
Limousines, trapues et puissantes. On utilisa également les Salers,
plus rustiques et meilleures laitières.
A partir de cette époque le rêve de chaque propriétaire,
même le plus petit, était d’avoir une paire de vaches ;
bref, d’avoir un attelage. Je me souviens de ces personnes qui disaient
à mon père : « que vous êtes heureux
de pouvoir atteler ». Quelquefois ils se groupaient à
deux qui possédaient une vache pour les atteler ensemble.
Je voudrais bien vous expliquer le dressage de ces animaux.
Tout d’abord, disons que toutes les bêtes étaient attachées
à l’étable. Elles n’étaient en liberté
que quelques mois par an, quand on les conduisait au pâturage. A
cette époque, il n’y avait pas toujours de clôture
et on « gardait » les vaches. Elles n’étaient
pas à demi sauvages comme aujourd’hui, derrière leur
fil électrifié. Donc, toutes jeunes elles nous étaient
familières : pour les attacher avec cette grosse chaîne
autour du cou, elles se laissaient faire si on les « flattait »,
voire les caressait. Il s’établissait une familiarité,
je dirais même une amitié, entre l’homme et l’animal.
Amitié qui perdurait et s’accentuait avec les bêtes
de travail. Un bon bouvier aimait son attelage. Il battait rarement ses
vaches et seulement à bon escient.
Donc, cette jeune vache que l’on décidait
de dresser était tout d’abord habituée au joug. Cet
appareil en bois sculpté, adapté aux cornes de l’animal,
était déjà une étape difficile : se voir
coincée et ne plus pouvoir tourner la tête à sa guise
était une rude épreuve pour cette jeune bête.
Ensuite, il fallait la joindre avec une autre pour former un attelage.
Bien sûr, on choisissait l’autre bête bien dressée.
Elles étaient « ficelées » au joug
par les cornes et le front avec des lanières de cuir de trois ou
quatre centimètres de large, faisant plusieurs tours.
La deuxième opération consistait à les faire promener
ainsi liées : stade assez facile en général.
Un conducteur les appelait de devant et le toucheur suivait derrière
avec sa « guïllade », un bâton de 1,50
mètres de long environ, muni d’un petit aiguillon à
son bout : on se servait rarement de cette arme piquante.
La troisième étape consistait à atteler à
une charrette. C’était une opération plus délicate :
la jeune bête s’affolait souvent à cause du bruit du
roulement de la charrette. Elle avait sans doute l’impression d’être
poursuivie par quelque chose.
Bien entendu, on avait déterminé si « l’apprentie »
marcherait à droite ou à gauche. C’est ce que l’on
appelait « corne première » ou « corne
seconde ».
A ce stade, il fallait apprendre aux bêtes les ordres de commandement
à la voix. Le Ah! pour avancer, le Oh! pour s’arrêter,
Arrière! pour reculer, Virer! pour tourner à droite ou à
gauche. Bien sûr, ces ordres étaient formulés en patois,
d’un ton un peu guttural. Comme si l’on croyait que les vaches
entendaient mieux l’Occitan qui était de toute façon
la langue habituelle des champs. Tous ces cris poussés à
longueur de journées, par exemple quand on labourait, finissaient
par être pénibles et donnaient soif à la fin de la
journée.
On pratiquait ainsi plusieurs fois par semaine, à raison d’une
petite heure par séance.
Après quelques semaines, parfois plusieurs mois, l’apprentissage
était suffisant pour commencer à lui faire tirer des vraies
charges. Mais il fallait encore du temps pour arriver à une paire
de vaches qui sachent suivre le sillon seules.
Les bêtes les plus dociles étaient ensuite dressées
pour travailler seules. Pour cela, on leur mettait un petit joug à
une place. Cela servait à tirer des sarcleuses ou la charrue vigneronne.
Vous avez deviné qu’il s’établissait une osmose,
une amitié entre le bouvier et son attelage. Bientôt, il
se faisait obéir à la voix et ne faisait plus usage du bâton.
Il y avait quelques attelages solides, puissants, conduits par des mains
de maîtres. Je peux citer Lucien Roume, mon père Edouard,
Joachim Veysssière, Paul Gasquet entre autres. Il fallait les observer
quand ils devaient déplacer la lourde batteuse, par exemple. Ils
criaient à peine, ne se servaient pas du bâton : on
aurait dit qu’ils hypnotisaient leurs bêtes. Durant quelques
années, Popaul eut une paire de bœufs devenue la plus puissante.
D’ailleurs, toute la famille était liée à ses
bêtes, soit à cause du travail qu’elles fournissaient,
soit par le lait qu’elles donnaient. Parfois la famille sombrait
dans une sensiblerie exagérée. Je me souviens avoir vu mon
père la larme à l’œil et pleurer ma mère
en voyant partir une bête réformée vers la boucherie.
Nous avions également un auxiliaire précieux pour la garde
des vaches : le chien. C’était généralement
des chiens de berger, barbus souvent vilains mais toujours efficaces.
Tout ce côté « bucolique »
a duré longtemps. Mais soudain, dans les années 60, sont
arrivés les tracteurs et en quelques années les attelages
animaliers ont disparu. Les vaches n’ont plus été
aux travaux forcés et, peu à peu, ont retrouvé la
liberté. De nos jours, elles ne sont plus guère attachées
à l’étable. En dehors des fermes laitières,
où elles sont attachées et dressées pour aller à
la salle de traite, elles vivent dehors presque toute l’année.
Les vaches que l’on voit en liberté et presque sauvages en
apparence gardent toutefois un certain penchant pour l’homme. Il
n’y a qu’à s’arrêter lors d’une promenade
en bordure d’une pâture pour voir arriver les bêtes.
Je pense qu’il en est de même pour le propriétaire :
il apprécie son troupeau, il aime encore ses bêtes.
Quant à moi, qui suis parti justement du pays en
1956, juste à l’arrivée de la motorisation, je garde
un souvenir ému de cette époque…
|