La batteuse

« Dépêchez-vous de venir !» dit Gabriel, « Les machines arrivent ce soir ! ». Et tous, nous courrions pour aller nous poster à la Croix Bleue et voir monter dans les virages la machine à battre et sa noire compagne, la locomobile. Elles étaient tirées par deux paires de vaches, parfois trois. On entendait crisser les cailloux sous les roues de fer, le tout ponctué par les cris de nos pères : « ah, allez ! ». Et les bêtes dociles s’arc-boutaient, le cou raide, la tête baissée. Quelle joie pour nous, les enfants, et quelles promesses ces quelques jours de battages au village.
La batteuse proprement dite était une grosse machine de couleur rouge délavé, le dessus tout plat légèrement bâché d’une toile bleue. A l’avant s’ouvrait, comme une gueule, un large trou noir d’où passaient de gros becs cannelés destinés à dégorger la paille. A l’arrière apparaissaient des trémies et sur les côtés plusieurs poulies de différentes tailles. Il était large ce « batteur », c’est ainsi que nous l’appelions.
La locomobile, monstre noir, semblait encore plus lourde. A l’arrière, une grosse chaudière, gros cylindre vertical qui se continuait par un autre cylindre horizontal. A l’avant, il y avait deux grands « volants », grandes poulies de plus d’un mètre de diamètre entre lesquelles se trouvait l’énorme vilebrequin.
La longue cheminée rabattue horizontalement sur le tout, finissait cette masse noire impressionnante pour nos jeunes yeux de garçonnets. Car nous étions tous là, les garçons du quartier : Félix, Gabriel, Yves, Camille et moi… Cela devait se passait au mois d’août 1938 ou 1939, si mes souvenirs ne me trompent pas.
Arrivés sur le plat à l’entrée du village, là où se dressaient les meules des Rougier, au « Sol », on installait la batteuse au pied de la meule. La « chaudière », quelques mètres plus loin. On dételait les paires de vaches qui tout essoufflées rentraient à l’étable.
Alors les « mécaniciens » se mettaient à l’ouvrage. En l’occurrence, il s’agissait de la famille Pinardel : le père rondouillard qui s’occupait en priorité de la locomobile, les deux fils, Armand et Pierre, je crois, se chargeaient de la batteuse proprement dite. Pour eux il y avait deux problèmes à résoudre : aligner la grande poulie de la « chaudière » avec celle très petite de la batteuse. De la précision de cet alignement dépendait la bonne tenue de la grande courroie. Ensuite, il fallait « plomber » la batteuse, de façon que le plateau supérieur soit tout à fait horizontal. Pour cela, on était obligé de creuser la chaussée sous certaines roues et d’en relever d’autres avec des madriers. Il fallait les voir s’affairer avec leur cric, leur niveau ! Il leur fallait bien deux heures pour tout mettre en place.
Avec leur burette au long col, ils graissaient tous les roulements montaient toutes les courroies annexes et accrochaient la lieuse au bout de la batteuse qui ouvrait sa large trémie à la gueule de la batteuse. Ces trois hommes, tout noirs de cambouis et de poussière nous impressionnaient beaucoup, nous, les gamins. C’étaient des magiciens ces trois diables noirs, qui allaient remplir de ronflements et de poussière dès le lendemain matin à l’aube.
Il fallait une vingtaine d’hommes pour que la machine tourne. On avait divisé le village en deux secteurs : le bas, avec le Bouix, le Chauze, la Croixet le début de La Garnie. Le ruisseau servait de frontière. De l’autre côté, la Basse-Cour et le Pradel. Parfois quelques hommes franchissaient le ruisseau dans un sens ou dans l’autre pour aider de l’autre côté si on l’avait demandé. Pour le secteur où était installée la batteuse, on n’avait pas besoin de prévenir, chacun arrivait au premier coup de sifflet de la machine. Pour le battage, il ne subsistait aucune brouille, aucun ressentiment. La grande amitié était là dans le sourire et la bonne humeur.
Chacun avait généralement son poste habituel : qui sur la meule pour déplacer les gerbes, qui sur la batteuse pour couper les liens et délier les gerbes et « écharper » les tiges, les enfourner dans le cylindre. D’autres devaient porter les sacs de grains, quelquefois sur une assez grande distance, sans compter les escaliers à escalader pour atteindre le grenier. D’autres s’occupaient de la paille qui sortait de la lieuse par fagots. Il fallait transporter ces fagots avec des brancards jusqu’au « pallier » où là encore d’autres les entassaient. J’oubliais celui qui ramassait la balle et les menues pailles dans son « banling » (sorte de grande serpillière nouée aux quatre coins que l’on portait sur le dos). Il y en avait un dernier, on pourrait le dire à la base de tout, c’était celui qui alimentait le monstre noir en eau et en charbon. De lui dépendaient toute l’énergie et la vapeur qui entraînaient le tout.
Donc au jour naissant, de notre lit à moitié éveillés, nous entendions le coup de sifflet strident. C’est que le père Pinardel avait commencé la chauffe avant le jour ! Ses fils ajustaient les dernières courroies. Les hommes arrivaient de toutes parts. Chacun prenait son poste. Au deuxième coup de sifflet, Pinardel s’approchait lentement du robinet de la locomobile et l’actionnait doucement. Alors dans un souffle bruyant et alterné, la batteuse s’ébranlait. La vapeur s’échappait de tout aux jointures du tiroir, les volants s’accéléraient, on ne voyait déjà plus leurs barreaux. Puis le ronflement de la batteuse montait, recouvrant tout de son ronronnement. Alors les travailleurs criaient, se faisaient des signes pour dominer ce vacarme assourdissant. Et l’on voyait voltiger les gerbes, s’affairer les hommes sur la batteuse et les fagots de paille sortir de la lieuse. Mais la poussière s’élevait recouvrant tous les objets et les gens. Tout cela était encore supportable avec la fraîcheur, mais quand tout à l’heure le soleil d’août monterait dans le ciel, la fatigue se ferait sentir.
Voilà qu’à la trémie du grain, un homme prend dans sa main une poignée de froment et va la montrer au propriétaire : « le rendement sera bon, les grains sont bien pleins ! ».
Tout à coup vers neuf heures, la machine décélère, le bruit diminue, le va-et-vient du vilebrequin de la locomobile s’entend à nouveau puis tout s’arrête. C’est la pause, c’est le casse-croûte. Rapidement la poussière se pose. Les travailleurs se secouent et s’assoient au plus près sur une botte de paille ou sur un sac. Voilà que les femmes arrivent : toutes fraîches accompagnées d’une nuée de gamins. Elles portent de grosses tranches de pain, le jambon enveloppé dans un linge blanc, la terrine de pâté et le fromage de Cantal. En voici une autre qui distribue des verres et sert le bon vin du pays bien frais. Tous parlent, mangent, se désaltèrent… Les rires fusent, on veut exorciser la fatigue.
Quelques minutes après le sifflet retentit à nouveau. On ferme les couteaux, on s’essuie la bouche et on reprend son poste. La loco s’essouffle à nouveau et la batteuse ronfle rejetant la poussière qui s’élève. Le travail a repris. Le soleil qui monte commence à chauffer cruellement. Aussi voit-on apparaître une femme avec sa bouteille de vin chez les porteurs de paille etc.
La meule des Rougier n’est pas si importante, elle a vite baissé, aussi pense-t-on qu’on pourra finir avant le repas vers 13 heures. En mangeant rapidement, on aura peut-être le temps de faire ou au moins d’attaquer la meule suivante. Les après-midi sont longs au mois d’août.
Dès que les machines s’arrêtent, il faut procéder au levage des « banlings ». Ce sont de grands draps de toile de jute que l’on avait étalés tout autour de la batteuse afin de recueillir les grains qui ont sauté durant le maniement des gerbes. On attrape donc les banlings par les quatre coins et on les vide dans la batteuse : on appelle cela ventiler.

Le repas de battage

Quand il avait lieu le soir, c’était une sorte de fête, de détente, de retrouvaille. Le poids de la fatigue et de la chaleur de la journée ainsi que les rasades de vin frais, donnaient aux hommes de la bonne humeur et la joie d’être ensemble. Les langues se déliaient, le ton des voix montait. Tout le monde avait pris place autour de la grande table à laquelle on avait mis toutes les rallonges. Il y avait comme convives non seulement les hommes, les mécaniciens mais aussi les enfants. Les femmes assuraient le service, aidées souvent de quelques voisines. Il n’y avait pas de cérémonial, chacun avait gardé sa tenue de travail. La vaisselle était celle de tous les jours avec les assiettes calottes et les verres à moutarde. On avait quand même étalé la grande nappe. Le menu, solide et abondant, restait dans la tradition. Il y avait un certain code établi entre les maîtresses de maison. Il ne fallait pas faire ni plus ni moins que la voisine.
On commençait par une bonne soupe de pain de façon à faire un bon chabrot. C’est là que fusait la première rigolade : le gars qui se versait le vin dans son assiette tout en regardant son voisin et qui tout à coup s’écriait :  « Mon Dieu qu’ai-je fait !! ». L’assiette était débordante. Mais quand le vin est tiré, il faut le boire. Il est vrai que le chabrot est bien réconfortant. J’en ai gardé le souvenir et en continue la pratique.
Puis venaient les entrées : jambon, pâté, salade de tomates… Les plats circulaient de l’un à l’autre suivi du « chantel » de pain dont chacun se coupait une bonne tranche. Le tout était accompagné de bonnes rasades versées par le maître de la maison. On ne buvait pas beaucoup d’eau. Ensuite, arrivaient les rôtis : de veau, de bœuf ou de la volaille. Ils étaient accompagnés de haricots verts ou de haricots blancs frais.
Suivaient les fromages : la grosse tranche de Cantal et le quartier de Bleu d’Auvergne. La conversation montait, certains racontaient des galéjades. On incitait parfois Magne à aller chercher son accordéon. Après bien des prières, il se décidait parfois. Il fallait le voir, les yeux levés, cherchant l’inspiration et étirant son instrument. Il annonçait : « Celle-là elle est belle ! ». Et d’oreille il nous jouait quelques valses endiablées ou quelques bourrées. Rarement, on poussait la table pour danser.
 Le dessert était généralement la grande tarte aux prunes. C’est là qu ‘on allait goûter le vin paillé de la dernière récolte. Il était encore dans le tonneau, il venait tout juste de se poser. Et chacun de comparer avec celui des autres années ou celui du voisin etc.
Quelquefois, nous les enfants, nous déguisions ressortant les masques de Carnaval. Quelle joie quand les convives hésitaient à nous reconnaître !!
Puis venait le café, suivi de la « goutte », ce marc solide et parfumé, distillé à l’automne dernier. Cette bouteille de forme arrondie et ventrue qu’occupait une grosse poire. Elle posait une véritable énigme à nous, les enfants. Elle était entretenue par l’histoire selon laquelle on avait dévissé le goulot pour introduire le fruit à l’intérieur de la bouteille.
Peu à peu, l’heure avançant, quelques-uns se levaient pour partir. Car tous savaient que dès l’aube, le sifflet de la chaudière allait retentir et qu’il faudrait reprendre le battage chez le voisin.
Les mécaniciens dormaient sur place et bien qu’ils se couchent les derniers, on savait que le père Pinardel serait debout au petit jour pour faire chauffer la locomobile afin qu’elle soit sous pression à l’heure dite.

Edmond Rougier